En 1957, une pilule appelée thalidomide était vendue comme un remède doux contre les nausées matinales et les troubles du sommeil. Des centaines de milliers de femmes enceintes l’ont prise, convaincues qu’elle était sûre. Ce n’était pas une drogue illégale, pas un produit dangereux. C’était un médicament prescrit par des médecins, vendu en pharmacie, approuvé par les autorités. Et pourtant, cette pilule a causé des malformations chez plus de 10 000 bébés dans le monde. Beaucoup sont nés sans bras, sans jambes, ou avec des défauts graves du visage, du cœur ou des organes internes. Certains sont morts dans les premiers mois de leur vie. Ce n’était pas une épidémie naturelle. C’était une erreur humaine, systémique, et elle a tout changé.
La thalidomide a été développée en Allemagne de l’Ouest comme un sédatif. Elle était considérée comme très sûre - même plus sûre que les barbituriques courants à l’époque. On pensait qu’elle ne traversait pas la barrière placentaire. On n’a pas fait d’essais sur les animaux enceintes. On n’a pas demandé aux femmes enceintes de participer à des études. En France, au Royaume-Uni, en Allemagne, au Canada, en Australie, elle a été vendue librement. Les femmes la prenaient le matin pour calmer leurs nausées, le soir pour dormir. Elles ne savaient pas qu’elles mettaient leur bébé en danger.
Le problème, c’était le moment. La thalidomide ne causait des dégâts que pendant une fenêtre très précise : entre le 34e et le 49e jour après la dernière règles. C’est-à-dire entre la 5e et la 7e semaine de grossesse. Beaucoup de femmes ne savaient même pas qu’elles étaient enceintes à ce stade. Elles prenaient la pilule en toute innocence. Et quand les bébés sont nés avec des membres raccourcis - une malformation appelée phocomélie - les médecins ont mis du temps à faire le lien. Les malformations étaient rares, dispersées. Personne ne pensait qu’un seul médicament pouvait être à l’origine de tout ça.
En 1961, deux médecins, indépendamment l’un de l’autre, ont eu le courage de dire la vérité. En Australie, le Dr William McBride a remarqué une augmentation soudaine de bébés nés avec des membres manquants. Il a écrit une lettre à The Lancet, le journal médical le plus respecté au monde. En Allemagne, le Dr Widukind Lenz, pédiatre à Hambourg, avait observé la même chose. Il a appelé la firme Grünenthal, qui fabriquait la thalidomide, pour leur dire qu’il était convaincu du lien. Le 15 novembre 1961, il a dit : « Ce médicament tue les bébés. » Le 27 novembre, la thalidomide a été retirée du marché allemand. En Angleterre, le distributeur a mis deux semaines avant d’agir. Le gouvernement britannique n’a émis un avertissement officiel qu’en mai 1962.
La seule grande exception ? Les États-Unis. Là-bas, une pharmacienne de la FDA, Frances Oldham Kelsey, a refusé d’approuver la thalidomide. Elle a demandé plus de données. Plus d’études. Elle a dit non, malgré les pressions de la société Richardson-Merrell. Elle a sauvé des milliers de bébés américains. Son refus a été salué plus tard comme un acte de courage. Elle a reçu la Médaille présidentielle de la Liberté en 1962.
Les bébés nés avec des malformations dues à la thalidomide ne présentaient pas seulement des bras ou des jambes manquants. Beaucoup avaient des yeux déformés, des oreilles absentes, des palais fendus, des malformations cardiaques, des anomalies du système urinaire, ou même l’absence totale de l’appendice ou de la vésicule biliaire. Certains étaient sourds. D’autres avaient des paralysies faciales. Un rapport gouvernemental britannique publié en 1964 a montré que presque tous les organes du corps pouvaient être affectés. La thalidomide n’était pas un poison simple. C’était un agent de destruction ciblée, qui interférait avec le développement embryonnaire au moment où les membres et les organes se formaient.
Les survivants ont grandi avec des défis physiques énormes. Beaucoup n’ont jamais pu marcher. D’autres ont dû apprendre à écrire avec leurs pieds. Les soins médicaux étaient rares. Les hôpitaux ne savaient pas comment les aider. Les familles ont été rejetées. Les enfants ont été cachés. Pendant des années, la société a préféré ignorer ce qu’elle avait fait.
En 1964, un médecin du nom de Jacob Sheskin a fait une découverte étonnante. Il traitait des patients atteints d’une forme grave de lèpre, l’érythème nodosum lépreux, qui provoquait des ulcères et des fièvres. Il leur a donné de la thalidomide - par hasard - et les symptômes ont disparu en quelques jours. La thalidomide n’était pas un poison. Elle était un immunomodulateur. Elle calmait l’inflammation.
Découvert dans les années 1980, son autre pouvoir : elle bloquait la formation de nouveaux vaisseaux sanguins. C’est ce qu’on appelle l’anti-angiogenèse. Les tumeurs ont besoin de vaisseaux pour grandir. La thalidomide les étouffait. En 1998, la FDA l’a approuvée pour traiter l’érythème nodosum lépreux. En 2006, elle a été approuvée pour le myélome multiple, un cancer du sang. Dans les essais, 42 % des patients ont eu une survie sans progression à trois ans, contre seulement 23 % avec les traitements existants. Sa survie globale était de 86 %, contre 75 %.
Mais il y a un prix. Jusqu’à 60 % des patients arrêtent le traitement à cause de neuropathies périphériques : des fourmillements, des engourdissements, une perte de force dans les mains et les pieds. Et pourtant, elle est utilisée. Parce que pour certains cancers, elle sauve des vies.
Le drame de la thalidomide a forcé le monde à repenser la sécurité des médicaments. En 1962, aux États-Unis, la loi Kefauver-Harris a été adoptée. Désormais, les laboratoires devaient prouver non seulement que leur médicament était sûr, mais aussi qu’il était efficace. Les essais sur les animaux enceintes sont devenus obligatoires. Les femmes enceintes ont été exclues des premiers essais cliniques. Des agences de surveillance ont été créées : en Grande-Bretagne, le Comité de la sécurité des médicaments en 1963. En France, l’Afssaps (devenue ANSM) a été renforcée.
Aujourd’hui, la thalidomide est l’un des médicaments les plus contrôlés au monde. Pour la prescrire, un patient doit être inscrit dans le programme STEPS (System for Thalidomide Education and Prescribing Safety). Les femmes doivent passer des tests de grossesse mensuels. Elles doivent utiliser deux méthodes de contraception. Les hommes doivent utiliser un préservatif, car la thalidomide peut être présente dans le sperme. Même un seul comprimé pris pendant la grossesse peut causer des dégâts irréversibles.
En 2018, 60 ans après le début du drame, les scientifiques ont enfin compris pourquoi la thalidomide était si destructrice. Elle se lie à une protéine appelée cereblon, qui contrôle la croissance des membres chez l’embryon. En la dégradant, elle empêche la formation des bras et des jambes. C’est cette même action qui lui permet de tuer les cellules cancéreuses. La même molécule, deux effets opposés. Une tragédie et un espoir.
La thalidomide est aujourd’hui un exemple incontournable dans les cours de pharmacologie, de médecine et d’éthique. Le Science Museum de Londres a une exposition permanente sur le sujet. Les étudiants en médecine apprennent cette histoire comme un avertissement. Un médicament peut être à la fois un bienfait et un fléau. La confiance aveugle en la science peut tuer. La prudence, les tests, la transparence - ce ne sont pas des obstacles. Ce sont des protections.
Et pour les femmes enceintes ? La leçon est simple : ne prenez jamais un médicament sans vérifier qu’il est sûr pendant la grossesse. Même si c’est une vitamine, une plante, un remède naturel. Même si votre médecin vous l’a prescrit il y a des années. La grossesse change tout. Ce qui était inoffensif hier peut devenir dangereux aujourd’hui. La thalidomide n’est pas la seule. Des centaines de médicaments sont tératogènes. La connaissance, c’est la protection.
Outre la thalidomide, plusieurs autres substances sont connues pour causer des malformations fœtales. Elles incluent :
La règle d’or : ne prenez rien sans consulter un médecin. Même les remèdes naturels comme l’aloe vera, le gingembre ou les huiles essentielles peuvent avoir des effets inconnus. La grossesse n’est pas le moment pour les expériences.
Les médecins utilisent des classifications pour évaluer les risques :
Si vous êtes enceinte ou vous projetez de l’être, demandez toujours la classe de votre médicament. Et gardez une liste à jour de tout ce que vous prenez - même les compléments alimentaires.
La thalidomide reste un rappel brutal : la science n’est pas infallible, et la confiance aveugle tue. Chaque médicament doit être scruté, même les plus « doux ».
La classe X n’existe pas par hasard.